L’équipe vue par son président Serge LAURENT :
L’inconnu
s’avançait sur le parvis de la gare de Cergy ou il avait toutes
les chances de se tordre une cheville sur les pavés irréguliers
soulevés ça et là par les racines des arbres qui auraient fait
mourir de rire leurs congénères des forêts environnantes.
En
ce matin brumeux de janvier 2019, il jeta à peine un regard à la
pyramide inversée de la Préfecture, construction autrefois
audacieuse mais noyée aujourd’hui dans la banalité du quotidien
architectural.
Du parvis desservi par une étoile de passages
abandonnés des voitures, il emprunta un escalator surpeuplé qui le
mena directement à une gare RER perpétuellement en travaux où les
passagers faisaient semblant de ne pas voir la pagaille créée par
les bétonnières en folie.
Parvenu à s’orienter dans le
ballet incessant des bus de la gare routière, bus qui n’étaient
jamais là quand on avait besoin d’eux, il prit l’un d’entre
eux à l’abordage, peu certain que le numéro indiqué sur le bus
corresponde à quelque chose. Après avoir franchi l’Oise, à cette
heure vide de péniches, il s’arrêta au milieu de nulle part,
pratiquement sur l’avenue qu’empruntaient des voitures peinant à
respecter la limitation imposée par les panneaux mais démentie
régulièrement par les jumelles cachées de la maréchaussée.
« Île
de Loisirs de Cergy Pontoise » proclamait un panneau jaune avec
un rien de présomption. Quels loisirs ! à cette époque de
l’année qui voyait les terrains boueux, les chemins pleins de
flaques, les eaux glaciales et les bâtiments fermés. Ici, le
printemps ne devait pas servir qu’à faire pousser les fleurs, il
devait aussi repeindre le paysage. La saison à venir avait du
boulot.
Des chapiteaux blancs, rouges, jaunes lui
avait-on dit. Un rapide tour d’horizon du parking déserté par les
véhicules lui apprit que lesdits chapiteaux se dressaient fièrement
à sa gauche. Fièrement pensa-t-il, à condition de les voir.
Il
emprunta une allée goudronnée et se fit la remarque que les
lampadaires aux panneaux photovoltaïques qui se dressaient
désespérément vers le ciel à la recherche de la lumière solaire
ne devaient pas en capter autant que leur stature voulait le faire
croire.
« Ecole de Cirque Cherche-Trouve ». Il était arrivé. Restait à trouver ce qu’il était venu chercher.
Sur sa gauche des
barrières déglinguées formaient un ridicule simulacre de clôture,
mais devant lui, passé un portail qui avait connu des jours
meilleurs, il vit les gigantesques fleurs dressées au milieu des
arbres, fixées au sol par un enchevêtrement de câbles, sangles et
chaînes.
L’espace d’un instant, il resta interdit devant
l’absence de fléchage. Il opta pour la droite et les tristes
mobil homes qui n’osaient pas affirmer qu’ils étaient là pour
accueillir.
Quelques coups à la porte, timides puis de plus en
plus véhéments… Elle s’entrebâilla finalement sur une jeune
femme aux cheveux bruns et au sourire d’une naïveté désarmante :
– « C’est pour quoi ? Je peux vous aider ?
Les yeux démentaient le sourire.
– « Moi aussi je vous
adresse le bonjour. Puis-je voir un responsable, s’il vous plaît
?
– « On est tous responsables ici.
– « Euh…
un vrai responsable.
– « Fallait le dire, je pouvais pas
savoir.
La jeune femme se retourna vers l’intérieur du
bâtiment en carton-pâte :
– « Solène, Kevin il est
où ?
– «Mais, Coline je n’en sais rien. Dans son bureau
je suppose » suggéra la grande blonde athlétique qui apparut
à son tour derrière la porte.
– « Monsieur, bonjour.
Suivez-moi s’il vous plaît.
L’homme emboîta le pas à la
jeune femme qui le mena au second mobil home.
– « Kevin,
quelqu’un pour toi ».
– « Entrez »
engagea-t-elle l’inconnu en s’effaçant.
Le visiteur
pénétra dans ce qui semblait être un espace de bureaux. Bric et
broc était plutôt le terme approprié, mais après tout… pourquoi
pas.
Traversant l’espace, il eut un instant l’impression
d’être dans un bateau. Sensation désagréable due à l’étroitesse
du lieu, à moins que ce ne soit lié à la fragilité et à
l’irrégularité du sol qui donnait le sentiment de rompre à
chaque pas.
– « Vous vous rendez compte que les logiciels
proprios moulinent nos données sans même qu’on soit au courant ?
Bon d’accord, ils sont hyper puissants mais c’est des rats !
Cette nuit, à trois heures du mat, quand je bossais sur le site web
de l’école, je me disais que…
Interloqué, l’inconnu
observa de plus près cet homme qui lui jetait à la figure des
propos improbables, et finalement si loin de ce qui justifiait sa
démarche en ce lieu : la quarantaine, cheveux courts qui
commençaient à grisonner, barbe de plusieurs jours, survêtement
noir, tasse à café, vapoteuse sur la table…
– « Oups,
excusez-moi, j’étais sur un truc… Kevin, Chef du Laboratoire
d’expérimentologie Nouvelle, jongleur en préretraite et directeur
de l’école. Que puis-je pour vous ? Vous proposer un
café ?
Rassuré sur la santé mentale de son
interlocuteur, l‘homme jeta son dévolu sur une chaise pliante qui
aiderait sans doute à faire passer la sensation de roulis.
–
« Pas de café, merci… répondit-il, du ton de celui qui sait
que la moindre ingestion se traduirait pas l’accentuation du mal de
mer qui le gagnait et que les catastrophes œsophagiennes n’étaient
pas loin.
– « Voilà. Comment dire ? Ma démarche est
loin d’être simple et je compte un peu sur vous. Je suis porteur
d’un message à remettre mais je ne sais pas qui en est le
destinataire. On m’a parlé d’un membre à part entière de
l’équipe et on m’a affirmé que la teneur du message m’aiderait
à le reconnaître en le voyant.
– « Teneur du message ?
–
« Désolé, je ne peux le livrer qu’au destinataire.
–
« Mmmouais… homme, femme, indéterminé ?… questionna
le Chef du Laboratoire.
– « Aucune idée. Un artiste
m’a-t-on dit, capable de saisir les objets en pleine course, doué
d’une gestuelle et d’une souplesse ataviques …
– «Ca
peut-être n’importe qui, ici. Tous jongleurs, de massues, de
plannings, de lieux… Tous d’une souplesse d’adaptation…,
quant à la gestuelle, on sait tous faire… Ben, ça va pas
être simple. Suivez-moi.
Les deux hommes
quittèrent le mobil-home pompeusement baptisé bureau, au grand
soulagement du marin d’occasion.
– « Tout d’abord les
trois membres de notre équipe administrative !
Coline,
spécialiste du logiciel comptable et de la facturation anticipée.
Une artiste à sa façon… affirma Kevin en lui désignant la jeune
femme brune.
Solène, notre médiatrice culturelle mais qui
intervient aussi sur les cours de cirque. Une artiste de la
communication qui découvre le tissu et s’envoie en l’air dans
les bras de son partenaire. Euh, je m’explique précisa-t-il devant
l’air effaré de son interlocuteur. En réalité, elle participe à
un numéro de cirque où elle est voltigeuse lors de portés
acrobatiques. Blonde… mais pas que !
Isabelle,
secrétariat et accueil désigna-t-il une femme plus âgée, engoncée
dans cinq
couches et demi de vêtements chauds et dont la tête
dépassait à peine du monceau de documents empilés sur et autour de
son bureau.
– « Isa ? Monsieur cherche quelqu’un
pour lui remettre un message mais il ne sait pas qui c’est. Tu as
une idée ?
– « Ben, il faudrait que je cherche dans
les feuilles de paie, les guso, les contrats et les conventions.
Simple, si je n’ai pas son nom, je peux pas savoir. Mais à mon
avis, il n’est pas là…
– « Vous auriez eu une de ces
trois Ambassadrices de l’Extérieur, si vous aviez téléphoné
avant de venir. Ou pas, d’ailleurs, le répondeur est notre
quatrième secrétaire… On continue ?
Ils se dirigèrent
vers le chapiteau blanc qui trônait au centre du site. Et
pénétrèrent à l’intérieur d’un cocon lumineux et accueillant
où les tapis de réception disputaient l’espace aux aériens. Au
milieu de tout ça, une femme blonde dormait tranquillement sur les
tapis. Sa position devait forcément lui rappeler qu’elle avait des
adducteurs et des ischio jambiers qui protestaient. A leur approche,
elle se releva sans manifester aucune souffrance et l’inconnu en
déduit que finalement, non, elle ne dormait pas mais se livrait à
une séance d’assouplissement.
-« Mathilde ? Tu as
deux minutes ?
-« Ben non, beaucoup de boulot.
M’enfin…
-« Mathilde est notre responsable de la
pratique amateur sous toutes ses formes intervint Kevin.
Coordinatrice pédagogique, reine du planning, de la vente des
activités à l’extérieur, responsable des agrès, spécialiste de
l’aérien…trop de casquettes pour les résumer puisqu’elle
participe aussi aux spectacles en direction des scolaires.
Puis
se tournant vers la jeune femme :
– « Monsieur
cherche un artiste mais il ne sait pas lequel. Jongleur, spécialité
course et souplesse.
Face aux explications ininterrompues de la
jeune femme, l’inconnu resta sans voix. Heureusement, pensait-il,
qu’elle n’a pas le temps.
Sept minutes trente sans
respiration plus tard, il n’avait toujours pas résolu son
problème.
– « Bon, on abrège et on continue. Laurence devrait être sous
la yourte blanche.
Pénétrant sous un magnifique espace
circulaire, l’homme apprit qu’il s’agissait en fait d’une
salle de réunion et de formation.
– « Laurence.
Responsable de la formation professionnelle mais aussi animatrice,
mais aussi fildefériste. L’autre blonde, mais pas que…
La
même question qu’aux autres habitants des lieux entraîna les
mêmes réponses.
– « Direction le chapiteau jaune
alors. Nous y trouverons Lisa, monocycliste et artiste du crobar, du
passe-tête et de la crêpe. Avec elle, on verra sans doute Louise,
spécialiste du tissu et du cerceau aérien. Animatrice de fin de
semaine.
Les deux hommes s’engagèrent sur une allée
serpentant entre un autre chapiteau blanc et une grande tente toute
en longueur.
– « J’avoue ne pas avoir prévu de bottes !
C’est… comment dire ? … champêtre, forestier, rustique ?…
enfin boueux quoi… déclara l’inconnu à son
accompagnateur.
Celui-ci se demanda si son interlocuteur se
moquait de lui. Avait-il seulement idée de ce qu’était le passage
avant que l’équipe construise une allée de dalles.
Parvenus
au terme des cinquante mètres d’allées (boueux ! Je t’en
ficherai moi, du boueux !!! se disait Kevin in petto), ils
entrèrent sous un autre chapiteau dans lequel résonnaient cris et
rigolades. Obscur et majestueux songea le visiteur.
– « Lisa…
Chef semoule ! désigna le directeur. Une jeune femme brune au
visage rayonnant se tourna vers eux. Elle essayait désespérément
de lister le matériel présent dans le chapiteau en ronchonnant que
tout le monde mélangeait tout et que franchement, elle n’avait pas
envie de courir après toutes les balles de jonglage cachées sous
les différents planchers du site.
– « Et Louise…
désigna-t-il une autre jeune adulte.
– « Eh Kevin, je me
tue à expliquer à Louise qu’elle ne peut pas monter en haut du
tissu et, en même temps, le détacher de la coupole. Explique lui,
toi, elle t’écoutera peut-être…, rigola une voix venue des
airs.
Les deux hommes levèrent la tête pour apercevoir,
couché sur la coupole, l’individu moqueur de camarade.
–
« Ah ! L’autre Kévin, notre stagiaire en formation.
Trapèze, portés… et ancien pompier de Paris. Joue à Tarzan
chaque fois qu’il le peut. Partenaire de Solène pour les portés
acrobatiques.
Message à un artiste de l’équipe, description très floue du destinataire… tout fut à nouveau expliqué…mêmes regards goguenards, mêmes réponses évasives.
– « Bon
ben, ça avance pas vraiment votre affaire… affirma Kevin en
regardant l’heure à son téléphone, surpris que celui-ci n’ait
pas encore sonné. C’est pas que j’ai pas que ça à faire…
indiqua-t-il, tirant sur sa clope en plastique et s’entourant d’un
nuage de vapeur pomme ou réglisse ou menthe ou… Allez, on termine
le tour. Nous manquent deux ou trois oiseaux pour que l’équipe
soit complète. Direction chap rouge.
– « Léo, t’as
pas vu Nico ? L’homme accroupi sur le plancher et armé d’une
visseuse électrique s’évertuait à retirer une vis rouillée.
–
« Non pas vu. Sans doute au chalet à Papy.
L’inconnu
observa l’ouvrier de plus près. Dégingandé, chevelure hirsute,
coiffure approximative, piercings… verre de café…, bref…
solaire.
– « Ah, vous avez aussi un homme à tout faire ?
interrogea-t-il le directeur.
– « Pas du tout… C’est
Léo ! Grand allumeur de réverbères. Animateur, jongleur,
monocycliste, musicien… ni dieu, ni maître… fut la réponse
amusée.
Cinq mètres plus loin, franchis à travers
palettes, blocs de ciment, barres de fer, bouts de bois,
constructions inachevées, monticules indéterminés, les visiteurs
se retrouvèrent devant une série de containers et de constructions
disparates.
– « Nos ateliers, annonça fièrement Kevin.
Nico, t’es là ?
– « Ouaip. Faut que j’aille
regaffer les chaussettes, dévriller le moufle et remplacer l’ampoule
de la trompette. Et les trads ont encore pété. Mais ça c’était
prévu…Voix rigolarde et tresse capillaire appartenaient à un
homme qui sortit d’un container chargé de sangles, de chiffons, et
de fils électriques.
– « Je range ça et j’arrive. Il
jeta d’un même mouvement tout ce qui l’encombrait. Le tout
atterrit sur un tas de bâches pliées à la va vite.
–
« Voilà, c’est rangé. C’est quoi le problème ?
L’inconnu
surpris par le geste jeta un œil dans le container et comprit
rapidement en quoi cette méthode de rangement justifiait à elle
seule le capharnaüm qui régnait en maître dans le local :
sangles, bouts de bois, outils, sacs, malles, poubelles vides,
cordes, cartons, élingues, toiles, pinces… se disputaient l’espace
et traçaient un chemin que seuls les spéléologues les plus avertis
avaient quelque chance de suivre sans s’égarer définitivement.
–
« Nico. Prince du Recyclage. Echassier, jongleur qui ne compte
pas, porteur, improvisateur en temps réel, animateur tout terrain,
chargé de la logistique sur le site, corvéable à merci. Bref…
Monsieur, cherche un artiste inconnu pour lui délivrer un message.
–
« Ben c’est pas pour moi, je suis connu. Je vais enfiler un
baudrier, déclara- t-il en se dirigeant vers les bureaux et la
machine à café.
L’inconnu se
gratta désespérément la tête.
– « On a vraiment fait
le tour ?
– « Ben oui ! Ah, non… reste Caro !
Déesse du ménage. Reine du balai et impérieuse Impératrice de la
serpillière. Spécialiste du tissu aérien et du domptage de chats.
Mais elle ne reçoit pas plus de message qu’elle n’en délivre.
–
« Si j’ai bien compté, Vous, Coline, Solène, Isabelle,
Mathilde, Laurence, Lisa, Louise, Kévin bis, Léo, Nico et Caro.
Rien pour moi dans tout ça. On a dû me faire une blague. Je ne vois
pas grand monde qui corresponde à la description qui m’a été
donnée et si vous me dites que…
– « Pour être
exhaustifs, il faut rajouter Sofyane, Roi des magiciens et un des
plus anciens membres de l’équipe. Mais il n’est là que le
samedi. Il ne semble quand même pas trop correspondre. Jongleur
pourquoi pas, mais je le vois mal courir après un objet pour
l’attraper en l’air. Quant à la souplesse… ce n’est pas son
trait dominant, … sauf avec les gamins, s’amusa le directeur.
A peine avait-il
fini son explication que de grands hurlements se firent entendre. Une
boule blanche et marron les bouscula et fonça droit devant. A ses
basques, Léo essayait de se faire entendre :
– « Bouboux,
laisse les chats tranquilles, veulent pas jouer avec toi. Allez, tu
rentres, tu rentres, tu rentres… Ordres crescendo, … pas
convaincu le chien !
L’inconnu éclata de rire et se dirigea vers Léo qui avait réussi à capturer son chien en lui promettant un part de pâtes qui, étonnamment, lui restait de son déjeuner. Il s’agenouilla et murmura à l’oreille de l’animal :
– « Ouaf ! Ouaf !
Puis il se releva
et annonça malicieusement :
– « Message délivré.
Merci !
– « Pardon ? s’étouffa Kevin
qui en oublia de tirer sur sa vapoteuse. J’y crois pas ! ca
fait une demi-heure qu’on tourne en rond pour causer avec Bambou ?
C’est une blague ?
– « Non, non. .. Euh, si en fait ! Je viens d’arriver à la fac de Cergy et, en guise d’intégration, mes petits camarades m’ont envoyé délivrer ce message à votre artiste à quatre pattes. Notez que la description en vaut une autre et que ça m’a donné l’occasion de rencontrer les hurluberlus qui œuvrent par chez vous.
Et avant que personne ne puisse réagir, l’inconnu repassa le portail. Un dernier coup d’œil par-dessus son épaule lui permit de noter que l’air consterné du directeur se heurtait au fou rire de l’équipe et lui confirma qu’il ne finirait pas pendu à un trapèze.